(article précédent)
Si vous avez un jour l'occasion de pénétrer dans l'antre d'un luthier, n'hésitez pas une seconde.
Ce sont toujours des établis hors du temps, remplis d'un bric-à-brac indescriptible, petits pots de colle, petits pots de vernis, gouges, couteaux, ciseaux, limes, outils divers
et mystérieux, bouts informes de papier de verre à petit grain disséminés partout, bouts de bois de toutes les formes, crins qui pendouillent, instruments éventrés entassés çà et là, ici une caisse
de contrebasse sans sa table, ouverte comme on ouvre le capot d'une voiture, là un manche de violon abandonné, et là encore une baguette d'archet sans crins. Comme une caverne d'Ali Baba consacrée
au bois.
Une caverne d'Ali Babois, en somme.
Une fois franchie la porte d'un établi de luthier, on se retrouve soudainement plongé à des années-lumière de tout ce monde impersonnel de téléphonie mobile, d'écrans plats, de
Wifi et d'Ipod, et directement confronté à ce triptyque vieux comme l'Humanité : la main, l'outil, la matière.
Et ce qui est fascinant, c'est que l'objet de tout ce bric-à-brac est un bijou de technologie, bien que sans aucune électronique dedans.
Un violon (et sa famille) est en effet une merveille de compromis mécanique et acoustique. Et si ça ne suffisait pas, ce sont en plus de beaux objets, soucis essentiel des
luthiers depuis l'origine au même titre que la sonorité, type de préoccupation tellement éloigné de notre société froide et pragmatique qu'on a peine à croire que ce prodige artisanal soit bien
toujours présent et vivace.
Mécanique, acoustique, esthétique. Poil au... bon je sais même pas.
Mécanique, car il faut que la caisse de bois résiste à la pression des cordes (quelque chose comme 25 kilos pour un violon), sachant que la table ne doit pas dépasser une
certaine épaisseur afin de ne pas être trop rigide et être en mesure de vibrer (entre 2 et 3 mm d'épaisseur pour un violon) ; acoustique, car il faut réussir que la simple vibration d'une corde
frottée par un archet, qui en soi est à la fois très moche et très faiblarde, puisse remplir une salle de concert et produire un son plein, riche, et subtil ; esthétique, car un artisan ne peut
envisager qu'un objet soit laid, quitte à se taper des heures de manipulations sylvestres emberlificotées juste pour faire joli.
Première chose, il faut transmettre le son des cordes et le filtrer, avant de l'amplifier. De même que sur vos chaînes hi-fi hi-tech vous avez des boutons qui agissent sur des
filtres électroniques pour amplifier les basses ou les aigus, en lutherie, pour éliminer les fréquences indésirables afin de ne garder rien que le bon, on a ça :
Mesdames-messieurs : le
chevalet ! (La foule : hooooo...)
Les cordes sont fixées à leurs deux extrémités, et reposent sur le chevalet, définissant ainsi une longue partie vibrante au-dessus de la touche, sur laquelle à un bout on frotte
l'archet, et de l'autre on pose les doigts, raccourcissant ainsi la partie vibrante et augmentant la fréquence (la hauteur du son).
Plus on éloigne l'archet du chevalet (donc en allant vers la touche), plus on joue sur une partie molle de la corde (puisqu'on s'éloigne du point fixe constitué par la corde
reposant sur le chevalet), et moins la vibration est riche (la corde fait flop-flop, quoi) : les compositeurs peuvent ainsi demander de jouer
sul tasto (sur
la touche), et puis on sait bien que pour jouer pianissimo c'est là-bas qu'il faut aller afin de chercher des sonorités mystérieuses zet impalpables.
À l'inverse, plus on rapproche l'archet du chevalet, plus on se rapproche d'une partie rigide de la corde, et plus la vibration devient riche, à tel point que, trop près du
chevalet, voire dessus, la corde ne vibre plus classiquement et se met à émettre un son acide caractéristique (les compositeurs demandent alors de jouer
sul
ponticello ; oui, le chevalet en italien, c'est le
petit pont, c'est-y pas mignon tout plein?).
Quand l'archet frotte la corde, celle-ci, tout en se déformant latéralement en restant scotchée aux crins grâce aux grains poisseux de collophane répartis uniformément sur
ceux-ci, effectue également une torsion sur elle-même en suivant le frottement ; après un laps de temps (évidemment très court), la situation atteint un point de rupture, au-delà duquel
l'élasticité de la corde la rappelle brusquement à sa position d'origine.
Ce phénomène se répétant un grand nombre de fois par seconde, cela produit donc une fréquence audible
(1). Mais ce type de vibration complexe (ajouté à une vibration
longitudinale, c'est-à-dire qui court le long de la partie libre de la corde en faisant des va-et-vients) est générateur d'un son immensément riche en harmoniques : trop, en fait. C'est comme pour
les plats en sauce, trop de sauce tue le plat
(2) ; trop d'harmoniques tue le son, il faut donc filtrer.
Le mode de vibration du chevalet, la façon dont il transmet le son des cordes à la table, est horriblement complexe, m'a-t-on assuré. Mais vous voyez les jolies volutes découpées
dans le bois avec ces jolies pointes au bout ? Hé bien figurez-vous que c'est pas juste pour faire joli, mais aussi pour que certaines fréquences viennent s'y perdre et y dissiper leur énergie, de
manière à ne pas être transmises à la table. Le voilà, notre filtre.
Une manière efficace et fort pratiquée d'agir sur ce filtre est d'ajouter une
sourdine ; c'est un petit bout de plastique (à l'origine,
de bois ; et même, avec une pince à linge ça marche, bien que la solennité du concert puisse en pâtir quelque peu), qui vient pincer le haut du chevalet et ainsi étouffer une partie des
vibrations.
De cette manière, le son est assourdi. C'est d'ailleurs pour ça que ça s'appelle sourdine. Parce que ça assourdit. D'où le vocable «sourdine». À cause, précisément, du fait que
ça assourdit. Et c'est de là que vient l'appellation sourdine. Je vous le donne en mille : l'origine du mot vient du fait que ça assourdit. Et donc, tout naturellement, ça se nomme : sourdine.
Pourquoi cela ? Hé bien je me suis laissé entendre dire que ça pourrait être du au fait que ça assourdit, tout simplement.
Cela dit, si quelqu'un a des infos sur l'origine du mot sourdine, je suis preneur.
Je mettrais ma main à couper que c'est parce que ça assourdit, mais c'est à vérifier.
Avant
Après
Après le filtrage, l'amplification.
Et là, mesdames-messieurs, devant vos yeux ébahis, je vous présente le matériau-star, le bois magique sans lequel rien ne serait possible, que même qu'on sait pas faire mieux
avec des matériaux artificiels (à peu près aussi bien, oui, avec des composés en fibres de carbone, mais mieux, non), and now, ladies and gentlemen, here come:
L'Épicéaaaaaa ! (La foule : haaaaaaa... - applaudissements - )
Observez bien ce qui fait la particularité tout-à-fait-unique, mais oui madame, de ce bois fa-bu-leux qui vous convaincra j'en suis sûr, car l'essayer c'est l'adopter, attention
attention, regardez avec moi : vous voyez ces rainures régulières dans le sens de la longueur, ces fibres alternées, sombres et claires ?
C'est parce que l'épicéa est un arbre qui s'emmerde en automne et en hiver, donc, du coup, il se vautre dans la glandouille mélancolique et grandit peu durant ces périodes, ce
qui donne des anneaux de croissance du tronc fins mais constitués de bois dense et dur (les parties sombres). Mais alors, quand vient le printemps, alors là, youhouuuu ! Monsieur se dévergonde,
fait la fête, drague les filles et se goinfre d'oligo-éléments, et ça donne des anneaux de croissance larges mais d'un bois léger et peu dense (les parties claires). Toutefois, malgré son
comportement emporté et romantique (un peu maniaco-dépressif, l'épicéa, non ?), l'épicéa reste toujours un bois bien rangé, et il ordonne ses anneaux méticuleusement, bien droit et tout (un peu
névrotique, aussi ?).
Et donc, les anneaux en question, ça donne les fibres que vous voyez sur la table. Non, la table de l'alto, couillon, regarde l'écran, pas ta table à toi. Tsss.
Or cette particularité épicéesque a deux conséquences : et d'un, ce bois conduit particulièrement bien les vibrations de manière longitudinale, ce qui le rend propice à être un
bois amplificateur sans pertes et sans parasites, et de deux, l'alternance régulière de deux matériaux de densité différentes le rend plus solide et résistant à la pression perpendiculairement à
ses fibres
(3).
Donc, l'épicéa est parfait pour faire des violons, rendons lui grâce, s'il vous plaît, ayons une pensée émue pour cette arbre génial, amen.
Par ailleurs, la table va être creusée de manière non homogène, son épaisseur n'est pas uniforme, et varie au dixièmes de millimètre près selon une topologie bien précise, et ce
afin de ménager des modes de vibration selon les fréquences, et là ça devient compliqué. Et puis, il faut aussi que le dos ne viennent pas, par ses vibrations propres, contrarier les vibrations de
la table : il faut donc «accorder» la table et le dos, ce qui rend le façonnage du dos aussi minutieux que celui de la table.
Ce qui nous amène à parler de la fameuse
âme du violon ou de l'alto (ou du violoncelle ou de la
contrebasse, ne vexons personne), une pièce de bois cylindrique d'une
désarmante simplicité qui s'intercale verticalement entre la table et le dos (sur la première photo du chevalet plus haut, l'âme se situe juste en-dessous du pied droit du chevalet
(4)).
Cette pièce soulage la table d'une certaine partie de la pression, mais aussi fait le lien entre les vibrations de la table et celles du dos, mettant tout l'instrument en accord
- ou pas. Une modification d'un quart de poil de rien du tout de son emplacement change complètement le timbre de l'instrument, en bien, ou en pire. C'est tout l'objet du réglage avec un luthier
d'agir sur cette pièce (entre autre) pour trouver le compromis le meilleur possible (on peut ainsi favoriser les basses, les aigus, ou avoir l'équilibre entre les deux, etc...).
Abordons également la question du vernis.
L'idée reçue selon laquelle le vernis est responsable d'une belle sonorité a la vie dure.
Pourtant, la seule utilité d'un vernis est esthétique et protectrice.
C'est décevant, mais c'est comme ça. Ainsi va la vie, de déception en déception, sur l'automne de l'amertume. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?
Double action, donc, telle une crème anti-ride qui protègera vos cellules des agressions extérieures grâce aux bienfaits millénaires des principes actifs du céleri déjà bien
connus des Gaulois : action protectrice en évitant au bois d'être trop sensible à l'hygrométrie ; esthétique parce qu'en fonction des sous-couches choisies, vous donnez des teintes variées zet
infinies à l'instrument (ça va du jaune au rouge, en passant par tous les orangés-bruns possibles et imaginables, c'est rigolo), et parce que cela fait ressortir les ondulations du bois ; il faut
bien avouer qu'un instrument avant vernissage, ça fait un peu caisse en sapinette.
En fait, un vernis, ça aurait même tendance à empirer les choses, question sonorité : en effet, en séchant il aura tendance à rigidifier le bois, et donc à limiter les vibrations
de la table en particulier. La problématique du vernis, par conséquent, c'est de choisir le moins pire possible, et c'est bien pour cela que ce sont des vernis très particuliers, différents de ceux
que vous pouvez directement acquérir à Bricolex (et ne vous moquez pas de Bricolex, j'adore Bricolex, c'est pas parce que ça a un nom ridicule qu'il faut se moquer).
(1) Par exemple, pour le la de référence à 442 Hz (on dit souvent 440Hz, mais en fait c'est bien plus souvent 442), cela signifie 442 battements par seconde, la corde
effectue donc ce phénomène de déformation-reformation 442 fois dans une seconde. Pour le la à l'octave au-dessus, ce sera le double, 884.
(2) Encore qu'avec du bon pain... Mais c'est un autre débat.
(3) En physique des matériaux, on a constaté que des feuilles de matériaux différents collées les unes aux autres donnaient, à épaisseur égale, une résistance beaucoup plus importante
qu'un seul matériau tout d'un bloc. Ainsi sont conçues les parois des avions par exemple, qui doivent résister à la pression de l'air interne en haute altitude.
(4) Signalons au passage la présence d'une barre en bois collée sous la table de longitudinalement et dont une extrémité se situe à peu près sous le pied gauche du chevalet. C'est la
barre d'harmonie, dont le rôle principal est de renforcer la table ; peut-être y a-t-il d'autres raisons à sa présence, je ne sais pas.