CNSM : Conservatoire National Supérieur de Musique. De Paris.
Oui, quand on précise pas, c'est sous-entendu : de Paris*. Il y a un autre CNSM, en fait, à Lyon, mais dans ce cas, on dit CNSM-de-Lyon**.
Le CNSM est à la musique française ce que l'ENA est à la politique : le même formatage obligé.
Il faut d'abord bien comprendre l'organisation pyramidale des institutions musicales en France : à la base, les Écoles de Musique agréées, ou les Écoles Municipales de Musique.
Ensuite, les Écoles Nationales de Musique (ENM), puis les Conservatoires Nationaux de Région (CNR, dont rares sont ceux effectivement financés par une région, allez comprendre), puis enfin les deux
CNSM.
Et donc au sommet de la pyramide, forcément, l'élite de la nation, ceux qui ont réussi à force de courage et de talent à franchir tous les obstacles (et Dieu sait qu'il sont
nombreux), ceux qui ont réussi à ne pas être dégoûtés et découragés (et Dieu sait si le dispositif est efficace), ceux qui ont suffisamment l'esprit névrosés pour bachoter des heures durant le même
morceau en rééditant soigneusement ce que le prof a dit de faire.
Il faut savoir que dans les ENM et CNR, dès qu'on arrive à un certain niveau, celui auquel on peut commencer à choisir de faire de la musique sa profession, le CNSM c'est le
Graal absolu, l'Eden incontournable, le Walhalla superbe et illustre, l'Olympe rêvé des élus qui connaîtront gloire et félicité, l'Élysée fantasmé par lequel les heureux appelés seront
sanctifiés.
Réussir le concours d'entrée au CNSM, c'est le triomphe absolu qui vous affuble de l'aura des Maîtres, le rater, c'est le désastre et le déshonneur.
Être au CNSM, c'est avoir le statut, d'emblée, de star, de héros, de killer ; ceux qui n'y sont pas constituent le tout-venant, la plèbe musicale, tolérée parce qu'il faut bien
de quoi occuper les petits postes de prof de musique dans les écoles du fin-fond du terroir.
Cette mythologie du CNSM, pas si caricaturée que ça, et produite par cette hiérarchisation pyramidale de l'enseignement calquée sur les filières de grandes écoles d'ingénieur,
est bel et bien profondément ancrée dans les mentalités du monde musical français en général.
Cette obsession de l'excellence fait que le CNSM est censé regrouper tous les plus grands profs, et donc, les meilleurs élèves, de ceux qui feront les plus grands profs de
demain, donc.
Bien entendu, cette conception unilatérale entraîne inévitablement beaucoup de questionnements.
Par exemple, c'est quoi, un grand prof ? À part un prof de plus d'un mètre quatre-vingt cinq, je veux dire ?
On a l'air de penser qu'il suffit de prendre un grand soliste international pour faire un «grand» prof ; malheureusement, dans beaucoup de cas, ce sont des gens extrêmement doués
au départ, qui donc ne savent pas forcément communiquer à des gens moins doués la substantifique moelle de leur Art. Et puis les grand solistes internationaux ont été pour la plupart élevés à la
schlague, complètement surinvestis par leur entourage pour arriver au but, ce qui ne donne pas forcément une mentalité ouverte et progressiste.
Donc, «grand prof» ?
D'autre part, cette recherche éperdue de l'excellence engendre une ambiance compétitive, fortement aliénante et particulièrement anxiogène. Le genre d'ambiance dans laquelle la
moindre note à côté suscite regards suspicieux et remarques soi-disantes marrantes, en fait fortement investies du propre stress des critiques. Bien entendu, l'auto-défense naturelle pour résister
à cet exigeant rouleau compresseur, c'est de se fabriquer un égo artificiel fortement blindé et arrogant, surtout quand on pense que pour beaucoup qui entrent au CNSM, l'âge est encore à
l'adolescence, ou tout juste arrivé à la vingtaine.
Cette recherche de l'excellence passe également par un certain type d'enseignement, axé en priorité (malgré les discours des brochures d'accueil), et ce dès les plus petits
conservatoires et les petits niveaux, sur la technique de l'instrument et le jeu soliste.
Ce faisant, on oublie toute dimension personnelle d'épanouissement, et on néglige ce fait primordial : la musique se joue ensemble.
Ce qui explique qu'en général, pour beaucoup d'entre eux, les élèves de conservatoire rechignent à faire de l'orchestre, alors qu'ils sont prêts à passer des heures seuls dans
leur salle pour se perfectionner et appliquer les consignes du prof.
Les réflexions de plusieurs de mes connaissances, qui sont entrés dans les grands conservatoires anglais, m'ont toujours frappées : avec un niveau individuel en moyenne moins
abouti qu'au CNSM, le résultat de l'orchestre dans ces institutions musicales anglaises, et ce dès le déchiffrage, est absolument incomparable.
Le pire c'est que, comme les futurs profs importants seront issus du CNSM, il y a de fortes probabilités qu'ils en aient acquis les réflexes de pensée, et que cela soit donc ce
qu'ils transmettront à leurs élèves, qui, à leur tour... Et c'est comme cela que se créé un petit monde musical, relativement fermé sur lui-même, fonctionnant essentiellement par connivence et par
réseau, et assez souvent indépendamment du réel talent de tel ou tel.
En effet, l'image de marque «CNSM» dans le CV occulte trop souvent la réalité des capacités de musicien de quelqu'un. Certes, il faut avoir un certain «niveau» pour réussir le
concours d'entrée, mais qu'entend-on par «niveau» ?
Nombreux sont ceux qui possèdent une réelle agilité technique, mais n'ont aucune imagination musicale, aucun véritable ressenti, aucune véritable présence à la musique. Pour
certains, on peut même arriver à se demander ce qui a bien pu les pousser à souhaiter adopter une carrière professionnelle, tant la passion de la musique paraît absente.
D'autres savent travailler comme des acharnés en vue du concours, travailler jusqu'à reproduire en bon élève appliqué ce que le prof dit de faire : là encore, on est loin d'une
démarche musicale. Dans ces conditions, que penser du «niveau» de ceux qui réussissent le concours, d'autant plus quand on sait à quel point cela peut être aléatoire, en fonction de la forme du
jour, de la présence de tel ou tel au jury, etc... ?
Et les profs en sont bien souvent les premiers fautifs, puisqu'il fonctionnent complètement dans ce système, en «coachant» leurs élèves, plutôt qu'en leur montrant une voie
véritablement artistique. Mais, comme je l'ai dit plus haut, puisque ces profs sont eux-même issus du système, ils ne peuvent que le reproduire...
Le monde musical français repose encore sur des paradigmes musicaux et institutionnels issus du dix-neuvième siècle romantique, et semble toujours posséder une importante inertie
résistante à tout changement et toute ouverture. Il suffit de voir comment ont été traités les premiers à se pencher sur le répertoire ancien, pour tenter de le dépoussiérer et en comprendre les
ferments internes ; le succès public venant, les «baroqueux» ont fini par être acceptés tant bien que mal, mais les musiciens issus des filières classique ont pour la plupart encore du mal à
intégrer la manière dont le répertoire ancien ne s'entend pas comme le répertoire romantique (écoutez les violonistes jouer les partitas de Bach, en général. Et ceux qui essaient se voient entendre
dire : «oui, mais devant un jury, en concours, ça ne sera pas accepté...»).
Et puis, le mythe du petit génie, le phénomène de foire qui enchaîne les difficultés monstrueuses à toutes vitesse, hante durablement toutes les consciences...
Et la musique dans tout ça ?
Bonne question.
Note : comprenez bien que je parle de généralités, pour vous faire appréhender un système dans sa globalité, et que, bien évidemment, il existe
des professeurs ouverts et admirables, ainsi que des élèves adorables, passionnants et musiciens, dans ce sacré CNSM (et ailleurs!!).
*En vrai, on devrait dire CNSMDP, Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Mais arrivant d'arriver à le dire vite, faut un entraînement spécial :
céhènnessèmedépé... Bof, hein ?
**En fait, le CNSM de Lyon ressemble beaucoup moins à ce que je raconte, et ce justement à cause de cette différenciation : le CNSM de Lyon a été créé bien plus tard que celui de Paris, et donc
échappe au côté «institution d'état», avec toute la tradition dix-neuvièmiste qui s'y rattache.