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Histoire de la philosophie occidentale (2/2)

(Je sais. C'est long. JE SAIS.)

(suite de cet article) ... Ce qui est assez frustrant, finalement, dans cette histoire, c'est qu'elle s'arrête à Kant et à la Critique de la Raison pure.

 

En effet, vous avez peut-être pu le constater dans le ton des extraits de l'introduction, si Revel s'intéresse à la philosophie, il se méfie des philosophes. Il se méfie de la posture finalement très orgueilleuse du gars qui se ramène pour affirmer, au fond : "tous les penseurs précédents étaient dans l'erreur, moi je vais vous dire comment le monde tourne, comment l'Homme fonctionne, et je vais vous apporter les secrets de la Connaissance et du Bonheur sur Terre". Et il pointe, assez justement je trouve, qu'au fond rien ne ressemble à un système philosophique complet qu'un autre système philosophique, dans le sens que ce sont justement, des "systèmes", qui prétendent contenir le sens de l'Univers et de l'Homme tout entier.

 

C'est pour cela que Revel s'arrête à Kant dans cette histoire ; il considère qu'une certaine idée de la philosophie, celle des systèmes, justement, est morte à ce moment, sous le coup de la Critique de la raison pure. Si il reste après cela des philosophes comme penseurs, penseurs de leur temps, de leur société, et qu'ils sont tout à fait légitimes dans cet exercice, les "systèmes" philosophiques par contre ne sont plus que des enveloppes vides. Revel tient cette affirmation de ce qu'il analyse dans la relation science/philosophie. Car depuis l'émergence du fait scientifique, nombre d'interrogations philosophiques n'ont plus de sens, ou plutôt, les tentatives de réponse en usant de la philosophie sont vides de sens alors même que des disciplines scientifiques (au sens large) sont apparues pour traiter de ces questions. Et ces disciplines ont cette supériorité due à l'expérimentation (qui est davantage que la simple observation des faits), qui, en articulation avec la déduction logique, reste ancrée au réel tout en étant rationnelle, alors que la spéculation intellectuelle, aussi poussée qu'elle soit, qui reste dans le seul domaine de la déduction, ne peut que tourner en rond ou vagabonder sans limites - venant donner des réponses à des questions qu'on ne se serait pas posées sinon.

 

Voici plus précisément des extraits de la conclusion de Revel, probablement matière à discussion (voire à réfutation), mais fort intéressante :


«Au XVIIIe siècle, la philosophie constitue le fonds général de la création intellectuelle plutôt qu'une discipline distincte des autres aspects du savoir de l'éthique, de la politique. Elle peut se définir comme l'état d'esprit commun à toutes les formes de pensée révolutionnaires, comme l'ensemble des conditions morales, psychologiques et pédagogiques de leur possibilité, et non plus comme l'unique source substantielle de lumière et son ultime point de convergence. Au XVIIe siècle elle avait voulu redevenir la Cour suprême de la science, cour soumise elle-même à une Cour de cassation : la théologie. À vrai dire, la signification du concept de philosophie avait toujours été assez large : totalité des sciences, fondement des sciences, méthode de pensée, règle de conduite, école de de sagesse, école de de bonheur, connaissance de la réalité et des réalités - ainsi que de la réalité des réalités : la Substance ou Cause radicale, l'Être en soi, identifiés ou non en dernière analyse à la divinité. Ces composants se trouvent réunis chez Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz. Mais l'ambition universaliste avait été pulvérisée par une révolte contre la philosophie au nom de la connaissance, révolte qui pour la première fois n'était plus simplement l'assaut d'une philosophie contre une autre, mais l'affirmation que la poursuite de la vérité se trouvait, sur des points et dans des domaines précis, entravée par la philosophie. Les philosophes ne se remettront jamais tout à fait de cette blessure.(...)"


"La soudaine désagrégation du cartésianisme et des métaphysiques classiques revêtait un caractère humiliant, dont l'amertume se fait encore sentir aujourd'hui. Les philosophes faisaient figure de conservateurs en face des novateurs, et paradoxalement, de gens frivoles (Rousseau évoque Descartes et ses "frivoles romans") en face des gens sérieux. La fin de non-recevoir opposée par Locke à l'offre de dialogue de Leibniz signifie tout crûment : "vous n'êtes pas sérieux". Le sentiment que "cela ne vaut même pas la peine de discuter" se traduit également dans l'anecdote de Newton lisant dans les Principes de la philosophie de Descartes les chapitres de physique et traçant dans la marge "error" chaque fois qu'il en discernait une, c'est-à-dire presque à chaque ligne, puis, fatigué d'écrire "error, error", jetant le livre."


"Le changement de sens du mot philosophie, au XVIIIe siècle, c'est donc d'abord la dissipation de l'impératif métaphysique : pour connaître le détail du monde, il n'y a plus lieu de posséder au départ une théorie de l'être en tant qu'Être, et il n'y a pas non plus obligation de la dégager à l'arrivée. (...) Une fois écarté le préalable métaphysique, chaque domaine d'investigation, déjà conçu ou concevable, est libéré, au sens où l'on parle en économie de libération des échanges; il cesse d'être contingenté, il n'a plus à payer de droits de douane à l'ontologie, il peut "profiter", devient un terrain vierge, acquiert le droit à l'autogestion. (...) La science est définie par ses fruits et non par ses intentions."

"La suppression des obstacles à la pensée, de tous les obstacles et non pas seulement de l'obstacle métaphysique, telle est ensuite et plus généralement la nouvelle conception de la philosophie. Conception nouvelle et en même temps très ancienne, puisque c'est au fond la conception socratique et épicuriste : ce qui est difficile, dans le fait de penser, ce n'est pas tant de penser que de détruire les obstacles qui empêchent de le faire. Ces obstacles, ce sont toutes les croyances et opinions non fondées, ce sont les peurs, ce sont les institutions sociales qui ont parti liées avec des systèmes intellectuels, c'est même tout simplement le manque de probité personnelle, la vanité, l'esprit de secte, bref les obstacles psychologiques et moraux.(...)"


"La pensée des hommes est hantée par la nostalgie archaïque d'une science qui tiendrait sous sa dépendance et sous son commandement toutes les autre sciences. Elle revient toujours à cette image, à l'espoir qu'il suffise de maîtriser une seule technique intellectuelle pour s'approprier toutes les autres, avec les contenus éparpillés auxquels elles correspondent. Les philosophes ont peur des périphéries. Ce code central, dans lequel tout le reste pourrait être traduit et même dans lequel tout le reste accéderait à sa vérité ultime, ce peut être l'ontologie, la théologie, la phénoménologie, le "discours", la rhétorique, la dialectique, ce peuvent être aussi les fantasmes des mathématiques, de la logique, de la linguistique, de l'informatique, transposées philosophiquement et projetant leur ombre sur l'ombre de l'ontologie. Le XVIIIe siècle fut à l'inverse l'une des rares périodes où l'on donna congé, pour des raison de méthode, au mythe du code central, et où l'on pratiqua "les" sciences et non "la" science."(...)"


"Dans la tradition philosophique européenne, on tend à considérer l'homme comme un appareil à percevoir et à connaître. La place occupée dans les textes par l'examen de cet appareil, de toutes les difficultés techniques, de toutes les pannes qu'il peut présenter, est un des traits les plus originaux et les plus surprenants de notre culture. Les philosophes apparaissent comme obsédés par le problème de la nature de nos sensations, de nos images, de nos idées et de leur origine. Ce problème prend peu à peu le pas, au fil de l'histoire, sur celui de la sagesse, du bonheur, de la vertu.

D'où proviennent nos représentations, nos concepts ? Comment percevons-nous les objets ? Nos perceptions sont-elles conformes à ces mêmes objets ? Comment même pouvons-nous être sûrs que des objets extérieurs correspondent à nos sensations ? En supposant ces certitudes acquises, comment passons-nous de ces perceptions d'objets particuliers à nos idées générales - telles que le Temps, la Cause, le Nombre, le Beau - auxquelles n'a jamais correspondu un donné singulier à un instant quelconque de notre expérience perceptive ? [etc...]

Pendant deux millénaires, ces problèmes ont été tournée et retournés en tous sens. Toutes les objections, tous les obstacles ont été inventés pour faire apparaître comme quasiment impossible l'objectivité de la connaissance, ou tout au moins de la perception. Toutes les éventualités de solution, des plus simplistes aux plus extravagantes, ont été conçues, examinées, cataloguées. Elle constituent l'une des plus copieuse casuistique des annales de la pensée. Et, pendant longtemps, aux époques où l'enseignement de la philosophie portait en majeure partie sur la théorie de la connaissance, cette casuistique fut une source d'effarement pour le débutant, enclin à trouver qu'on l'entretenait de questions qu'il ne s'était jamais posées et pas de celles dont il était venu chercher la solution.


En un sens, il avait tort. La hantise du connaître (...) [traduit] l'attitude philosophique de base : se demander comme se forme notre image du monde et ne pas trouver évident ce qui paraît aller de soi. Mais ces interrogations traduisent aussi un authentique vertige obsessionnel : se demander si le monde extérieur existe, s'il est connaissable, finit par remplacer la tâche de le connaître et d'en dispenser. L'interrogation réflexive sur l'appareil du connaître évoque parfois celle de ces malades psychasthéniques, (...) malades qui, à force de se demander cent fois s'ils ont bien refermé la porte derrière eux et de vérifier dans leur calepin l'adresse à laquelle ils doivent se rendre, finissent par oublier le but de leur sortie et par ne plus sortir du tout.

Les philosophes occidentaux ont passé deux mille ans, de Parménide à Kant, à se demander si le pin qu'ils avaient devant eux était en lui-même tels qu'ils le voyaient, si la couleur verte de ses aiguilles existaient dans le pin lui-même ou seulement pour notre œil, si la forme de ses branches était une vue de notre entendement ou une réalité du pin, bref, si nous avions le droit d'affirmer qu'il y avait bien là un pin. Pendant qu'on se posait toutes ces questions, on n'étudiait pas le pin du point de vue de la biologie végétale. (...)


C'est pour exorciser définitivement le sensible que Descartes, Spinoza et Leibniz inventent le doute "hyperbolique", construisent le rationalisme classique et la théorie de la certitude fondée sur le seule entendement, le pur intelligible - Dieu aidant.

À relire ces philosophes, leurs théories de la connaissance relèvent pour nous aujourd'hui d'un amalgame de notions relevant, les unes de la neurophysiologie, les autres de la psychologie expérimentale et de la psycholinguistique, d'autres encore de la logique et de l'épistémologie, certains enfin de la métaphysique et de la théologie. Les niveaux, à l'époque classique, sont techniquement confondus.(...)"


"La Critique de la Raison pure est le plus philosophique de tous les ouvrages de philosophie, puisque c'est l'ouvrage, en quelque sorte testamentaire, exemple d'une abnégation unique dans l'histoire, où un philosophe explique pourquoi la philosophie ne peut plus exister. À la date où paraît le livre, en 1781, la physique scientifique a un peu plus d'un siècle, la chimie et la biologie scientifiques sont en train de naître. Kant prend conscience que la philosophie, après deux mille ans d'inventions tantôt stériles tantôt fécondes, doit maintenant quitter la scène, comme la sage-femme après l'accouchement - comparaison bienveillante - ou comme le guérisseur quand apparaît le vrai médecin - comparaison malintentionnée. (...)


Depuis deux cent ans, les philosophes continuent à s'agiter "comme si" cette thèse centrale de Kant n'avait jamais été formulée ni démontrée, "comme si" la Critique n'avais pas été faite. Soit ils feignent de ne pas comprendre ce que Kant a vraiment dit, soit ils vont même jusqu'à lui prêter, sans ménager leur ingéniosité, le contraire de ce qu'il a voulu dire.(...)

L'erreur des métaphysiciens, argumente Kant, a été, à toutes les époques, de confondre la cohérence interne des raisonnements, l'impression de rigueur que peut donner une déduction de concepts, impeccable quant à la forme, avec la connaissance des réalités extérieures à l'esprit humain et de leurs lois. Une construction intellectuelle peut se présenter comme une démonstration convaincante pour la raison humaine, sans néanmoins qu'aucun objet connaissable ni même existant n'y corresponde. La raison a cette capacité de s'illusionner elle-même en se figurant connaître un objet parce qu'elle a édifié une théorie. Cette capacité engendre des dogmes, et c'est pourquoi Kant la nomme pensée dogmatique. La grande leçon de la physique, c'est que la raison humaine, réduite à sa propre virtuosité, pouvant entasser les démonstrations apparentes sans jamais appréhender le réel, doit, pour contenir ce vice qui lui est inhérent, s'astreindre à s'exercer toujours dans les limites de l'expérience possible. (...)Déterminer quelle est, dans la connaissance, pour qu'elle soit scientifique et non dogmatique, la part exacte de la perception (Kant dit : l'intuition sensible) et la part exacte de la raison active, constitutive des lois "dans les limites de l'expérience possible", tel est l'objet de la Critique de la raison pure. (...)


La canonisation d'Emmanuel Kant depuis sa mort, en 1804, s'est accompagnée de la méconnaissance feinte ou naïve du noyau dur de son message. C'est pourquoi les philosophes ont continué d'exister ; mais pas la philosophie. Les philosophes d'après la mort de la philosophie ne sont plus que les mimes de leurs devanciers. Certes, depuis la fin du XVIIIe siècle, la philosophie subsiste, mais en tant que genre littéraire. Un genre qui, au même titre que le roman, la poésie, l'essai, a eu et a encore ses génies, mais a perdu la fonction de savoir encyclopédique qui fut la sienne ou à laquelle il prétendit de Platon à Leibniz. Comment l'aurait-il conservée, après la naissance des diverses sciences qui assument, chacune dans son secteur, les missions de connaissance que la philosophie passée entreprenait de réunir sous sa seule autorité ? C'est pourquoi les grands systèmes modernes, celui de Hegel en particulier, ne sont plus et ne peuvent plus être, pour reprendre le mot déjà employé, que les mimes littéraires brillants des grands système passés. (...)


Que la philosophie, au sens ancien et classique, ait quitté la scène du savoir et ne se perpétue plus que sous forme de contrefaçon verbale de ce savoir, ne signifie certes pas que la pensée et les penseurs, même en dehors des sciences proprement dites, ont cessé d'exister ni d'être indispensables. Cela signifie que les vrais penseurs d'aujourd'hui ne sont plus ceux qui échafaudent les grands systèmes philosophiques de jadis. Ils se situent plus dans la descendance de Montaigne que dans celle de Descartes, et plus dans l'héritage de Montesquieu ou de Tocqueville que dans celui de Spinoza ou de Hegel. On trouve, certes, sur la société, la politique et l'histoire, de grandes idées chez Spinoza et chez Hegel, mais elles sont grandes pour ainsi dire indépendamment et même malgré leurs systèmes. De même, l'autre fonction de savoir, c'est-à-dire la recherche de la sagesse et du bonheur, la connaissance de soi et de ses semblables, l'art de vivre et de comprendre la vie, on la trouve remplie plus par des essayistes aphoristiques comme Nietzsche ou Cioran, que par les faiseurs modernes de systèmes, qui ressemblent à des fabricants de faux meubles anciens. Et si un sens philosophique original existe encore, il consiste justement, comme le sens de l'art, à savoir déceler les faux.»


 

Et enfin (qui a dit "ouf" ?), on peut peut-être voir un dernier intérêt à ce livre, intérêt inattendu - mais très personnel, et au-delà du contenu propre du livre.

 

Il se trouve que J-F Revel, après avoir été "socialiste", s'est affirmé politiquement, en rejetant le dogme communisme, comme un libéral, défenseur de l'économie de marché. Or, il me semble que Revel, dans sa manière de dépeindre l'histoire de la philosophie en regard de la science, et dans sa conclusion que je transcris ci-dessus, nous montre aussi son adhésion à l'idéologie libérale dans sa justification de fond et dans certains de ses fondement philosophiques, tel que cela apparaît chez beaucoup de commentateurs actuels (journalistes, politiques, etc...).

 

Il s'agirait donc, si je comprends bien (j'extrapole bien au-delà du livre, en partant de la petite phrase citée plus haut : "Une fois écarté le préalable métaphysique, chaque domaine d'investigation, déjà conçu ou concevable, est libéré, au sens où l'on parle en économie de libération des échanges ; il cesse d'être contingenté, il n'a plus à payer de droits de douane à l'ontologie, il peut "profiter", devient un terrain vierge, acquiert le droit à l'autogestion", pour essayer de faire correspondre ce que dit JF Revel précisément dans ce livre avec des idées politiques bien plus larges), il s'agirait donc, dans un premier temps, de s'émanciper de tout dogme - dogme qui serait donc incarné par tout système de pensée métaphysique ou par extension, par tout système de pensée clos sur lui-même.

A priori, jusque là, rien que de très défendable ; pas besoin de longue démonstration, me semble-t-il, pour montrer qu'il vaut mieux pouvoir garder une autonomie critique que d'adhérer sans réserve à un dogme, quel qu'il soit.

 

Mais le second mouvement serait donc d'opposer à tout dogme identifié, la vérité, le matérialisme, l'empirisme, le positivisme et le pragmatisme scientifique, qui, lui seul, au moins, bon an mal an, nous assurent du concret, du vérifié et du vérifiable, et qui devrait donc s'appliquer à la politique et à l'économie.

Cette fois, la chose me paraît infiniment plus discutable. Certes, dans certains domaines précis, cette vision des choses me semble parfaitement recevable ; mais le propre de ces domaines précis, c'est qu'ils contiennent en eux-mêmes un but. Un scientifique qui cherche comment la drosophile se reproduit, ou qui cherche à comprendre ce que sont les "sursauts gamma" de l'univers, peut être pragmatique, car il a un but clairement assigné (même si ce but peut paraître, en soi, absurde à certains), parfaitement circonscrit, et qui ne concerne que des faits dénués de toute résonance sociale.

 

Mais quand on passe à la conduite de la société, aux relations des Hommes entre eux, à l'organisation de la cité, bref, quand on passe à la politique, se réclamer du seul pragmatisme est alors beaucoup plus douteux. C'est pourtant ce qu'on entend rabâché par les politiques libéraux de tout poil : "je ne fais pas d'idéologie, moi, monsieur, je suis pragmatique" ; c'est ce que voudraient nous faire croire tant d'économistes, en se faisant passer pour des scientifiques, qui nous présentent l'économie comme un ensemble de règles transcendantes au genre humain, de même que l'est la gravitation universelle. Ce pragmatisme scientifique appliqué à la politique voudrait nous prouver que c'est en libéralisant les échanges et en laissant l'économie régir tous les niveaux du social que les choses iront pour le mieux - car c'est en libérant l'Homme de tout dogme, donc, que celui-ci s'exprime le mieux et trouve les meilleures méthodes pour vivre ensemble.

L'esprit scientifique appliqué à la politique a cette révérence devant la Vérité scientifique indépassable et incontestable, et voudrait nous faire croire que la société est également régie par des Vérités de cette sorte, que seul l'esprit pragmatique sait dégager. Ce sont les croyances irrationnelles et les dogmes idéologiques qui pèsent sur la société et l'empêche de la faire avancer. N'est-ce pas pratique, que d'agglomérer et d'assimiler toute critique possible à des croyances sclérosantes ?

 

L'ennui, c'est que le pragmatisme, c'est tout au plus un moyen ; c'est-à-dire, du pragmatisme, du scientifique, oui, mais pour quoi faire ? Car, après tout, est-ce que les plus formidables pragmatiques n'ont pas été les nazis, quand ils se sont très posément et très scientifiquement demandé quels moyens techniques adéquats utiliser pour tuer le plus de sous-hommes possibles à échelle industrielle ?

Vous pourrez toujours me décerner un point godwin, il n'en reste pas moins que le pragmatisme sert toujours un but, avouable ou non, et que si, en tant que moyen, l'attitude pragmatique peut se révéler tout à fait louable, cela ne peut pas dispenser d'avoir une réflexion éthique, et de disposer donc d'un cadre idéologique - malgré toute la dégradante connotation qu'a pris ce mot, tant on l'a récemment associé avec le communisme stalinien comme principe absolu de l'horreur du dogme.

Le pragmatisme ne peut donc pas exister sans objet sur lequel s'appliquer. Toute la question est donc de définir cet objet.

 

Et si, au nom du pragmatisme et de la liberté, on provoque le malheur d'une quantité de gens, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche, et que le pragmatisme ne s'est appliqué qu'à certains aspect des choses et que la liberté n'a été allouée qu'à certaines personnes.

Et il me semble qu'à tout esprit scientifique qui se respecte, précisément, l'analyse du système dans lequel on est plongé montre que les choses ne vont pas mieux grâce à ce système ; que si nous sommes entourés d'appareillages techniques qui "facilitent" la vie, la vie en soi n'en est pas forcément plus heureuse ; que le tout-économique et le tout-marketing se paie aussi par une perte du débat intellectuel, d'une dévalorisation de l'Art, d'une perte d'éthique dans la relation aux autres, etc... ; que ce système se construit au prix d'une dégradation notable et dangereuse de notre environnement, ce qui pourrait même nous mettre en danger en tant qu'espèce ; que la libéralisation des échanges, c'est aussi, et surtout, laisser faire la loi du plus fort, sans soucis du bien commun ; que les oubliés du système sont infiniment plus nombreux que ceux qui en profitent ; que ces oubliés sont même nécessaires et constitutifs du système ; etc...

En quoi le pragmatisme scientifique et libertaire serait-il fatalement fondé à soutenir le libéralisme économique et capitaliste ? Tout se résumerait à un affrontement entre pragmatisme scientifique moderne (économie libérale) et dogmatisme métaphysique archaïque (tout le reste) ? Il y a là comme une arnaque intellectuelle parfaitement efficace, comme on peut le constater tous les jours.

 

Q'une idéologie puisse être constituée sans que ce soit nécessairement un dogme inattaquable et plombant, en restant souple pour s'adapter au réel, par essence changeant et rétif aux systèmes, ça c'est certainement une gageure, mais je n'y vois rien non plus d'impossible ; et le cadre laïque, républicain et démocratique, garant de services publics, me parait une invention assez bonne pour le permettre. Or, le "pragmatisme" libéral conduit à très exactement détruire ce cadre, ainsi que, dans le même temps, à préserver et à intensifier le pouvoir des puissants, et à rigidifier plus encore une hiérarchie sociale déjà donnée - c'est-à-dire que ce pragmatisme semble bien, au final, servir un but très conservateur, et même un dogme qui ne dit pas son nom et dont il conviendrait d'en circonscrire le contenu, ce qui, j'ai l'impression, est assez peu fait, en tout cas diffusé suffisamment, vu de ma place d'ignorant curieux(5).

Cela même tend d'ailleurs à montrer encore, si besoin était, qu'on est bien en présence d'un dogme silencieux et dissimulé, qui n'accepte pas la critique, et qu'il convient de ne pas dénoncer, ce qui est le propre du dogme - si vous avez le malheur de le critiquer, l'argumentaire en réponse est alors bien connu : vous n'êtes pas pragmatique, c'est-à-dire vous êtes un doux rêveur, ou vous êtes un idéologue, c'est-à-dire, forcément, au fond, un stalinien en puissance.

 

Bref, en matière de conclusion totalement foireuse, après toutes ces circonvolutions elles-mêmes foireuses : quoi qu'il en soit, lisez cette Histoire de la philosophie, elle est très très bien !


 

(5) C'est une impression, ou il y a peu d'ouvrages, d'étude, de reportages sur les puissants ? Les "actionnaires" restent dans l'ombre, on ne sait pas vraiment qui ils sont, quelle est leur vision du monde, etc... Il existe le travail de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Dans cette idéologie que sert le "pragmatisme", j'ai bien l'impression d'y voir un bon vieux naturalisme, du genre, "il y a des puissants, il y a des faibles, il y a ceux qui ont les capacités de s'en sortir, il y a ceux qui ne pourront pas, c'est la nature qui est ainsi faite" ; le pragmatisme serait alors d'accepter cette fatalité naturelle et de faire avec.

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C
<br /> Blog(fermaton.over-blog.com),No-15. - THÉORÈME HUSSERL. - Une philosophie comme science rigoureuse.<br />
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D
>Giny : ha c'est sûr, question patience et gestion du temps, la musique oblige à une autre dimension (existentielle, ça je sais pas). <br /> :o)<br /> <br /> >mebahel : ben oui, c'est quand même fou cet aveuglement à ne pas voir qu'on prêche dans le désert et à s'incruster malgré tous les indicateurs pourtant explicites. C'est vraiment de l'énergie gâchée...<br /> <br /> >Itamis : :oD<br /> Je viens d'entendre à la radio qu'il existe un parasite du cloporte qui ne peut se reproduire et perdurer que par les femelles, via la ponte. Ce qui l'amène, quand il se trouve dans un cloporte mâle, à transformer celui-ci en femelle. Le cloporte à un ADN de mâle, mais se retrouve avec les fonction de la femelle et ses comportements.<br /> Dieu, dans son infinie sagesse, a donc créé le cloporte transexuel. À moins que ce soit une punition d'un péché originel dont on nous a pas parlé, spécifique aux cloportes...<br /> <br /> Et drôle de coïncidence : l'émission de Daniel Mermet de ce jour (France Inter) est consacrée aux créationnistes et à leur lobbie. :o)
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I
"Si l’on affirme que l’œil n’a pas pu apparaître par le seul jeu de la sélection naturelle", alors la personne qui l'a créé a salopé le travail. Ce n'est pas moi qui l'affirme, c'est mon ophtalmo de père. L'oeil humain est super mal fichu : on pouvait faire beaucoup plus précis, fiable, solide dans beaucoup moins de place. Si quelqu'un s'était donné la peine de réfléchir à la question, il aurait conçu un organe bien plus performant. Si l'oeil humain est ainsi fait, c'est qu'il est le fruit d'une longue évolution qui est passé par des erreurs rattrapées et des bidouillages d'urgences pour s'adapter à des situations nouvelles... et il est bien entendu encore en cours d'adaptation. Il en va de même pour un grand nombre d'organes (qui aurait l'idée débile de faire passer l'oxigène et la nourriture par le même tube ?) que ce soit chez l'homme ou chez les autres espèces animales. Et je ne parle pas des plantes.
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M
On dirait que c'est pas passé alors je remets:"Mebahel, Votre remarque à propos de mon pseudo est amusante. Je vous<br /> promets de vous dire pourquoi avant de partir. Pour le reste, veuillez<br /> donc prendre la peine de réfuter ce que j'avance avec vos arguments.<br /> Votre laconique opinion ne pouvant constituer un argument probant."1- je peux aussi avoir un ou des argumnts frappants, mais là, chuis crevée et un nombrilisme pareil, ça vaut pas la peine de se rajouter de la fatigue2- si cette remarque vous amuse tant mieux, parce que vos propos  manquent, eux,singulièrement de légèreté, voire sont carrément laxatifs.Et inutile de m'interpeller à nouveau je n'interviendrai plus ici, car j'ai hélas déjà dérogé au célébrissime DONT' FEED THE TROLL
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G
ben c'est bien parce que justement j'entrevoie les difficultés pratiques (genre solfège) de l'acquisition de cette autre dimension existentielle que je traine les pieds!là encore voudrais-je m'épargner la trajectoire?j'ai un peu de mal avec la patience et le temps...
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