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La Mer (4)

(Suite de l'analyse de l'Aube à midi sur la mer de Debussy. Il est fortement conseillé de lire les articles précédents, ou tout au moins de les parcourir : c'est ici. Il est bon également de se munir d'un casque audio ; sinon, si le niveau sonore est trop faible, un bon truc est de cliquer une deuxième fois sur le bouton "play" du lecteur - sauf pour le dernier, pour des raison inélucidées et chiantes. Et installez-vous confortablement...)




2ème présentation et commentaire du thème "paquebot"


Cette deuxième présentation du thème paquebot a beaucoup de points communs avec la première.



Tout d'abord, l'harmonie est certes différente de la première présentation - ce qui change totalement la couleur du passage -, mais elle reste toutefois de nouveau fixe et statique, comme un horizon infini que le marin buriné observe de son regard brûlé par des années de soleil (oui, c'est pour mettre l'ambiance, un peu).

Et, de la même manière que dans la première présentation, cette harmonie se déroule en rubans répétitifs confiés aux cordes, comme des lambeaux de brumes sur les flots noirs d'un sombre océan (ça le fait, hein ?).

Au fait, prenez garde à ce ruban répétitif : il a la même caractéristique qu'on avait trouvé dans l'introduction, c'est-à-dire qu'il traverse de haut en bas le substrat sonore. Rappelez-vous de cette descente des cordes dans l'introduction : on avait parlé d'une troisième dimension, d'une ouverture de l'espace sonore. Nous voici devant le même phénomène, tel un zéphir caressant de ses bourrasques la masse endormie de l'océan colossal (on s'y croirait). Le fait que les notes de ce dessin soient redoublées (jouées deux fois chacune) ajoutent encore une sorte de poudroiement et de miroitement, tel les mille reflets changeants des flots qui... ouais, bon, bref.


Chacun son écoute et son imagination propre, mais ça m'évoque irrésistiblement, pour moi, une sorte de sphère merveilleuse, lumineuse, sensuelle et majestueuse qui tournoie lentement dans l'espace. Et, non, j'ai rien fumé, merci.

Toute la magie de cette présentation est là : une harmonie particulière issue d'un mode (en l'occurence, pour info, un mode de cette fois, sur lab - avec la particularité que le dessin donné aux cordes est défectif, c'est-à-dire ne présente que certaines notes du mode, de manière à ce que - tiens tiens tiens... - il y ait une parenté avec la cellule fondamentale de l'introduction qu'on n'arrête pas de voir partout), une harmonie fixe donc, puis un procédé simple pour ouvrir l'espace, et enfin le thème qui navigue, serein, au milieu, toujours donné par les cors.

Pour ma part, je déguste aussi avec une volupté particulière les accords de harpes qu'on entend dans le fond - haaa, être harpiste juste pour faire amoureusement et voluptueusement les gling-gling à cet endroit, le pied !


Petite remarque : à la toute fin du thème, l'harmonie bascule insensiblement pour faire la transition avec la suite, et ainsi on change de mode, pour utiliser la gamme par tons(1).

En tout cas, en dernier recours, passé toute analyse prise de tête, ça reste un des plus beaux passages de l'histoire de la musique, voilà, épicétou, na, et ceux qui sont pas d'accord ils ont qu'à écouter l'œuvre complète d'Enrico Macias.



Le commentaire qui suit est par contre très surprenant, et très fuyant, si bien qu'il échappe pas mal à l'analyse.

On passe tout à coup à une orchestration de musique de chambre, avec le violon solo et le hautbois, notamment, en dialogue, tandis que l'accompagnement est minimal et réservé qu'à quelques instruments.



Trois éléments en fait :

- un appel de hautbois, qu'on pourrait rapprocher, au moins dans l'idée, de celui de l'introduction ;

- en alternance avec l'appel de hautbois, un motif aux clarinettes et flûtes, qui descend et qui remonte, avec que des demi-tons (on appelle ça "chromatismes") ;

- et, donc, le violon solo qui projette sa ligne par-dessus l'alternance ci-dessus ; on retrouve là un procédé déjà vu dans l'introduction : alors que des éléments se succèdent, une ligne relie le tout. Ça donne de l'espace d'une part (Debussy est décidément le roi de l'espace, Goldorak n'a qu'à bien se tenir (2)), et une fluidité qui efface toute rigueur de la forme.


Mis à part le descriptif que je viens de faire, difficile d'aller plus loin dans l'analyse pour dire quelque chose qui fasse avancer le schmilblick - à moins de fouiller dans le détail l'harmonie, ce que je ne ferai pas ici (ça ne vous dira rien si je parle d'accords de neuvième avec évolution en tierces de la fondamentale).

On peut à la rigueur tenter de noter de vagues correspondances, comme celle de l'appel de hautbois dans l'introduction que j'ai déjà citée, ou comme le fait que l'intervalle sur lequel insiste le violon solo est un rappel de l'appel de violoncelles, toujours dans l'introduction. Il est clair que Debussy a du utiliser des éléments qu'il transforme et ré-invente, mais dans un passage tel que celui-là, on est typiquement devant le mystère Debussy, comme on le retrouve dans Jeux : il triture les choses de telle manière qu'on ne sait pas dire pourquoi ça tient, on ne peut que constater : ça tient ! (celui ou celle qui a rajouté : "voilà du boudin" est privé(e) de Nutella pour une semaine).


Ce court épisode mystérieux est immédiatement suivi d'une réminiscence du solo de flûte qu'on avait entendu dans la première présentation du thème paquebot.



Ce n'est pas une répétition stricte : la mélodie est écourtée, l'harmonie est différente, l'accompagnement n'est pas constitué de la même manière, mais on a clairement, sans l'ombre d'un doute, la même guirlande à la flûte et le même style d'accompagnement aux cordes.

Voilà Debussy qui nous mène par le bout du nez : après le retour du thème paquebot, donc du déjà-entendu, nous voici tout d'un coup face à un nouveau monde (le solo de violon tout ça), et hop, juste après, de nouveau du déjà-entendu (le solo de flûte), histoire de pas nous perdre complètement. Voyez le genre ?

Debussy sait parfaitement jouer avec la dialectique répétition/différence, connu/inconnu. C'est en effet, dans la conception musicale occidentale d'œuvres "composées", un enjeu central que cette dialectique : trop de différences, et l'auditeur est perdu, trop de répétitions, et l'auditeur s'ennuie.


La cohérence de Debussy par rapport à cet enjeu est géniale, dans le renouveau qu'il y apporte (en parallèle, et de manière très différente, à Schoenberg et l'école de Vienne) : grâce à ses procédés, son harmonie, bref tout ce qui fait son langage, il arrivera même dans Jeux à produire un discours qui ne perd jamais l'auditeur alors même que la musique ne produit aucune répétition (sauf une, qui en devient par là-même marquante).

Cela provient de sa capacité à enchaîner, avec une poésie toujours renouvelée, des épisode musicaux en maîtrisant parfaitement les pleins et les déliés, en quelque sorte, c'est-à-dire les moments de tension, moments de détente, moments de transition - c'est exactement ce qui est en jeu dans le troisième mouvement de La mer, inanalysable du point de vue de la forme, car seulement succession de tensions et détentes subtilement agencées. Arriver à produire une musique parfaitement cohérente en s'affranchissant totalement d'une forme ou d'un plan bien défini, voire en s'affranchissant de toute répétition (forme minimale, d'une certaine manière), c'est très très fort.

(Si vous commencez à saturer à force de lire à chaque paragraphe que Debussy est le plus fort du monde, vous me dites, hein).


En outre, quand on écoute dans la continuité, l'impression est que le solo de violon qui se situe juste avant est venu soudainement briser l'équilibre serein et immuable qui prévalait auparavant : ce solo de flûte est certes une réminiscence, mais écourté, il semble plus hâtif ; et comme de juste, la suite va évoluer très vite vers le point culminant. Le solo de violon agit donc comme un pertrubateur, un agitateur ; un anarchiste, de la grain de voyou, de la sale racaille, quoi.


La fin du solo de flûte est une sorte de cadence, d'étalement, de point d'arrêt ou d'épanouissement, un point de suspension, histoire de clore la section en attente, et de préparer la surprise qui suit.
(notez que cette mesure de fin est constituée, d'une part, d'une dérivée de la fameuse cellule de l'introduction donnée aux violons, et d'autre part du chromatisme entendu aux clarinettes dans la passage avec le violon solo, ici donné aux violoncelles - tout se recycle !).


Hop, pour le plaisir, on ré-écoute le tout, en enchaînant avec la suite.



Troisième présentation et commentaire du thème "paquebot"




Alors là, on change complètement d'atmosphère. D'un seul coup, tout l'orchestre se met à scintiller, à vibrer, la musique est éclatée en taches de couleur vives qui explosent dans tous les sens.


Pour fabriquer cette agitation, Debussy commence par superposer des "mètres" différents. C'est à dire que dans le même temps, quand certains instruments font deux ou quatre notes égales, d'autres en font trois ou six : évidemment, ça ne se superpose donc pas (une histoire de ppcm, plus petit commune multiple, pour ceux à qui ça raviverait d'obscurs souvenirs), et ça donne un flou rythmique organisé qui provoque cet effet de scintillement. D'ailleurs, pour bien rire en famille durant les longues soirées d'hiver, je vous propose ce petit jeu : pendant qu'avec la main gauche vous faites des battements réguliers par deux, vous en faites trois à la main droite. Des heures de fol amusement en perspective. On vous remerciera.

D'autre part, à plus grande échelle, dans la mesure entière, les motifs ne sont pas organisés de la même manière : sur six croches de la mesure, certains sont organisés en 2x3 (deux temps ternaires), d'autres en 3X2 (trois temps binaires). De cette manière, on perd le sentiment clair d'organisation verticale du rythme, ça "flotte".


Ensuite, Debussy divise les pupitres de cordes en plein de parties différentes (jusqu'à onze). Ce procédé, quand il est utilisé, provoque toujours la sensation du poudroiement du son. Il se sert également des modes de jeu particuliers aux corde, en particulier les trémolos (son obtenu avec des aller-retours très rapides et non-mesuré de l'archet), et les batteries et trilles rapides (c'est-à-dire l'alternance entre deux notes de manière très rapide et non mesurée - les autres instruments sont capables aussi d'en jouer, mais aux cordes cela peut rester très léger et aérien, surtout si elles sont divisées, c'est l'avantage).

Et puis on retrouve un procédé qu'on avait déjà un peu vu dans l'introduction, qui consiste à faire proliférer des motifs en crescendo (niveau sonore en augementation) aboutissant à un brusque piano (faible niveau sonore), duquel va repartir un nouveau crescendo, etc..., et ce de manière assez rapproché. Ainsi, cela crée des élans successifs qui rendent la musique haletante (la mer, la mer, tss... c'est qu'on pourrait très bien penser à autre chose de bien plus licencieux, dans cette musique...). À noter que la plupart de ces motifs sont constitués - est-ce une surprise ? - par la cellule de l'introduction.

Et enfin, le thème paquebot est cette fois scindé, plutôt que joué d'un seul tenant ; l'harmonie change cette fois pendant le thème, d'une part, et d'autre part Debussy ménage un effet de dynamique en plein milieu du thème, avec une brusque retombée de la nuance au piano.

Les deux premières fois, le thème paquebot était immobile, étale, le voici maintenant vibrant et agité, de manière à aboutir sur le climax de cette première section (licencieux, je vous dis...).


Point culminant pris en charge, comme on l'avait déjà vu, par le thème mystérieux de trompette entendu dans l'introduction, qui apparaît ici en pleine lumière de manière triomphante, pendant que tout l'orchestre palpite, jusqu'à la pleine exaspération des trois accords verticaux scandés fortissimo - notez comment le brusque arrêt des motifs qui s'agitent dans tous les sens juste avant retient soudainement l'attention, comme si le temps se figeait, et marque sans erreur possible le point culminant. Et ces trois accords qui se succèdent, ils sont fabriqués à partir de quoi, mmh ? Mmmh ?

À partir de la cellule de base de l'introduction bien sûr, ceux qui ont bien répondu gagnent un bon point (au bout de dix bons points, une image, au bout de dix images, une bouteille de rouge. Et au bout de dix bouteilles de rouge, heuu, il est temps de rentrer). En fait, sur les quatre fameuse notes, il n'en reste que trois mélodiquement (qui descendent au lieu de monter comme dans l'introduction), mais la quatrième se cache en fait au sein des accords pour compléter l'harmonie ! Quel coquinou ce Debussy...

(note : la cellule est cette fois complète juste après dans la petite et incisive intervention de trompette)


Après ce triomphe, tout retombe (quand je vous dis...), par un procédé d'élimination, la musique va retourner au silence.



L'avatar de la cellule de l'introduction pour lequel il ne reste que trois notes sur les quatre du départ, et qu'on vient d'entendre en pleine lumière, va en se dissolvant ; pour cela, ce sont encore les cordes en trémolo qui vont servir, grâce à la faculté du trémolo de rendre un son impalpable en lui faisant perdre toute densité quand on joue dans des nuances faibles. L'apparition de la cymbale frottée en toute fin, jouée très doucement, marque bien cette transformation de la musique en bruit, au-delà des notes, puis en silence.

On aurait presque l'impression que rien n'est arrivé auparavant, et qu'on n'a vécu qu'un rêve.


Allez, on l'a méritée, section 1 en entier :


(à suivre...)




(1) Pour un éclairage sur les modes, lire ici et ici.

(2) Actarus dans ton Goldorak
Tu n'as jamais peur de rien
Quand l'armée de Véga attaque
Tu lances tes fulguro-poings

Toi, le Prince de l'espace
Le champion de la Terre
Tu te moques des menaces
Avec ton rétro-laser

Actarus toi dans ton robot
Tu décolles à l'aventure
Tu détruits les vilains oiseaux
A coups de corno-fulgure

Toi, le Prince de l'espace
Chevalier à la rose
Tu te moques des rapaces
Quand tu dis métamorphose !!

Pour l'amour des oiseaux des fleurs
Et pour l'amour des enfants
Tu seras vainqueur
Des géants et des méchants

Pour l'amour de la liberté
L'amour de la vérité
Goldorak tu es plus fort
Que les anges de la mort

(Métamorphose !! Goldorak Go !!)
(Transfert !! Goldorak Go !!)

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Z
Pff, il ne vaut rien, cet article : il ne mentionne même pas que le dessin qui illustre la partition originelle de "La mer" est une gravure de Hokusaï qu'il a appelée "The Breaking Wave Off Kanagawa", et que cette estampe est l'une des 36 représentations du mont Fuji gravées par cet artiste vers 1830... Il aurait aussi pu mentionner qu'en plus du mont Fuji qu'on voit bien dans le fond de la perspective, cette gravure montre 3 bateaux de pêche traditionnels et leur hommes d'équipage, ce qui est tout à fait exceptionnel dans l'art japonais de l'époque, qui ne représentait que les classes dirigeantes de la société... <br /> <br /> http://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/hokusai/great-wave.jpg<br /> <br /> <br /> Aucune culture ces altistes !<br /> <br /> <br /> P.S. ne me cherchez pas, je suis déjà dehors...
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D
Merci pour le compliment !Quant au côté "djeune", je vois pas trop, je veux dire, je suis pas très "djeune", en fait ; cela dit je comprends qu'on puisse trouver ça lourdingue au bout d'un moment. Faut voir que les articles sont écrits un à un dans la logique d'un blog, et ne sont pas prévus (et relus) dans la continuité - je ne me rends donc pas compte de ce que ça donne sur la longueur.J'ai promis de finir La Mer (enfin, le premier mouvement), mais pour l'instant je n'ai pas le temps, et c'est un travail de dingue...;o) 
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C
Je trouve votre blog génial sur le plan musical. C'est une information d'excellent niveau que je déguste.Quant au style « djeune » ; bof. Parfois c'est franchement rigolo mais aussi, parfois c'est un peu lourdingue mais, si çà plaît, pourquoi pas ?Finalement, malgré les astuces et allusions, l'information est tellement passionnante que je me fiche du style après tout.Finissez la mer (j'ai suivi votre article avec la partition d'orchestre que j'ai la chance de posséder).Pour finir, une idée d'article : « tonalité et affects » des baroqueux à Mozart.Félicitations continuez 
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D
>Aya : ha oui, ça, le Sacre en live, ça arrache plus sûrement que Mettalica ! :o)
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A
Bon, ben c'etait très très chouette, la Mer un peu boostée aux amphetes surtout sur le final du dernier mouvement.A part ça le Sacre était juste impressionnant, surement l'effet "live" qui donne toute sa puissance à la chose, mais putain le néophyte que je suis était tout sonné après coup.Maintenant comme c'est l'intronisation de Daniele Gatti ben l'intégralité du concert en vidéo est dispo sur http://www.medici.tv/ jusqu'à novembre, appréciez!
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